Celle-qui-apaise-avec-des-mots (Chantal Malignon)
Dans cette civilisation que l’auteur (ré)invente, les enfants ne sont
pas « nommés » à leur naissance. C’est en grandissant qu’ils
deviennent, c’est en grandissant qu’ils apprennent qui ils sont… leur
nom leur est révélé dès lors qu’ils ont appris pourquoi ils sont là, sur
terre, à quoi ils tendent, pour quoi ils sont nés.
A travers ce roman où je suis encore longtemps après l’avoir refermé,
l’auteur nous dévoile sa véritable identité. Je vous le dis, l’auteur
ne se nomme ni Nat ni Renard, mais Celle-qui-apaise-avec-des-mots.
La lecture de cet ouvrage a eu sur moi l'effet d’un anxiolytique.
Quelques lignes parcourues suffisaient à soulager les tensions de la
journée. Moi qui ai l’habitude de « bouffer » du livre, d’une manière un
peu compulsive, je me retrouvais chaque soir face à une écriture qui
m’imposait son rythme. N’allez pas croire que le style de ce roman en
ralentisse la lecture, non – le style est simple, fluide, lumineux –
c’est la vibration qui le traverse comme une première leçon de vie
oubliée, son souffle tranquille, enveloppant, qui vous donnent le tempo.
Vous réapprenez à prendre le temps. Le temps qu’il faut pour chaque
chose. Et à aimer le temps que vous prenez.
J’ai eu l’impression d’entendre une histoire vraie, un conte
d’humanité raconté d’une voix limpide par une très vieille femme, ou une
très jeune fille. J’ai eu l’impression d’appartenir à cette histoire,
d’être l’un des multiples on que revisite le shaman Naktokwi dans ses rêves.
Dans le monde que nous offre celle-qui-apaise-avec-des-mots,
les êtres humains sont purs, ce qui les anime est simple et beau,
l’amour n’a pas besoin de crier son nom pour exister et les douleurs
sont dignes.
Il n’y a dans ce roman aucune fausse note, aucune lourdeur ou
coquetterie de style ; de la première à la dernière page, il est pénétré
de lumière et de sagesse.
500 pages. 500 minutes de bonheur.
Un livre essentiel.
Merci.
Une de ces rares lectures qu'on n'oublie jamais (Gabrielle Ostoya)
Je viens de lire un magnifique roman, un
livre merveilleux. Un de ces livres qui vous capturent tout entier et
vous emportent dans leur monde. L'histoire est passionnante, ample,
portée par un souffle long, puissant dans la douceur. Un souffle qui ne
cesse d'augmenter, comme le vent dans un espace immense. Les personnages
augmentent eux aussi, s'approfondissent progressivement, par touches
infimes. Se dévoilent aussi naturellement au lecteur que lors d'une
vraie rencontre. Et ce sont eux, personnages-clés ou secondaires, qui
provoquent notre immersion dans le clan du Premier pays. Après quelques
chapitres, « on y est », on y est vraiment, dans ce village
préhistorique, sous une tente, dans l'odeur de la graisse de baleine,
sur la plage, dans la maison d'hiver. Et on n'a pas envie d'en partir !
On aimerait rester avec Petite-Soeur, avec Natra et Kinrimja. Tous si
différents des personnages blasés, cyniques, en voie de déshumanisation,
des romans contemporains ! On sent qu'on y serait plus au chaud, exposé
aux quatre vents, que dans nos maisons tout-confort. Car l'auteur de ce
livre, la créatrice de ce monde, a insufflé au texte de la douceur, de
l'amour et, je crois, de la bonté.
Un autre décalage avec les oeuvres
actuelles, c'est la multiplicité des personnages. On est loin, ici, du
huis-clos, de l'intimisme que certains pays reprochent aux écrivains
français. A l'autre bout du rêve est
aussi peuplé qu'un roman de Dostoïevski ! Les hommes, les femmes, les
enfants- et leurs ancêtres !- s'y rencontrent et s'y croisent , sans
cesse, et cela nous paraît simple. Comme chez Dostoïevski, encore une
fois, le crime et le châtiment sont présents. Si l'on s'arrête à une
lecture superficielle, l'esprit voilé par notre culture
judéo-chrétienne. Mais l'auteur nous propose un regard différent,
au-delà du bien et du mal; Nat Renard ne tombe jamais dans le moralisme,
malgré la lucidité de son regard sur l'humanité. Un exploit lorsqu'on
traite un tel sujet !
Faire entrer le lecteur dans l'esprit du
jeune shaman relevait également du défi. Il est impressionnant de voir
comment l'auteur a réussi à décrire les différents états de conscience
de Naktokwi; les rêves qui transportent le héros dans d'autres temps et
d'autres lieux sont superbes. Celui avec la petite sur les épaules au
milieu du désastre est particulièrement admirable. J'ai aimé le subtil
fondu-enchaîné (page 341) entre John et l'eyansu. Je me rends compte que je ne parle pas de la forme. Peut-être parce
qu'elle est très étroitement liée au fond. Mais l'écriture est belle,
rythmée, déliée.
On aura compris que ce livre m'a profondément touchée et enthousiasmée. Une de ces rares lectures qu'on n'oublie jamais.
Marc Sefaris (évaluateur number one sur Scryf)
A l’autre bout du rêve présente
une ambition énorme : de l’origine mythique de l’humanité (avec
théogonie et cosmogonie) à sa possible fin imminente (vers 2050), en se
concentrant sur une communauté au seuil ou en marge du néolithique, avec
pour épicentre le parcours de Naktokwi, un chaman particulièrement doué
- ou maudit -, capable d’entrer littéralement dans la peau d’individus
vivant des millénaires après lui, à travers des songes. Comprenant peu à
peu ce qui attend l’humanité au bout de sa longue course technologique,
Naktowki devra se faire messager, à 7000 ans de distance, pour mettre
en garde les hommes d’après- demain.
Ce
résumé réducteur pourrait laisser craindre un roman résolument
rousseauiste avec morale écolo massivement administrée. De fait, la
grande menace du giga réacteur me paraît datée (ça rappelle surtout les
peurs des années 70) et pas forcément bien située (muni de tous mes
préjugés, je craindrais plutôt du côté de la Chine, l’Inde, le Pakistan,
la Russie… avant de me dire que le monde entier va péter du côté de
l’Amérique du Nord). Mais c’est sans importance. C’est sans importance
parce que pris dans le flux de toutes ces vies (on suit des dizaines de
personnages sans jamais se perdre) j’ai cru à tout ce qui était dit. De
même, quand on fait le décompte, on s’aperçoit que l’Atlantique est
traversé au moins à trois reprises en trois générations, dans les deux
sens, en – 5000 (pauvre Colomb, qui arrivera vraiment à la bourre) -
mais pas de problème: on y croit. On y croit d’abord parce qu’on sent
que l’auteure maîtrise son affaire – l’immersion dans la culture
scandinave d’Ertebolle, détails de la vie quotidienne aussi bien que
mentalités, s’impose avec la force et la douceur de l’évidence. Ensuite
grâce à l’extrême attention portée à chaque personnage, ses sensations,
ses intuitions, ses souvenirs, son rapport aux autres et au monde. C’est
un roman qui sait rester à hauteur d’humain, attentif à chaque doute,
chaque joie, chaque peur, jouant sur les variations de noms comme autant
de facettes (ainsi la vieille grincheuse Kinrimja,
« Celle-dont-la-mâchoire-crie », fut d’abord « Celle-qui-se-réjouit » -
et c’est cette identité profonde qu’elle manifestera de nouveau à la
fin). On y croit encore parce qu’on a envie de croire à ces relations
humaines harmonieuses, apaisées et apaisantes, on y croit
avec toute la force de la nostalgie, en rêvant à cette époque de
transition (excellent choix) où sédentarité et agriculture, déjà
largement répandues, ne se sont pas encore imposées partout sans
rémission – une époque qui a déjà elle-même la nostalgie d’époques
antérieures (au passage, message à Nat : on reconnaît à deux reprises,
sur quelques lignes, le thème et même quelques formules de ta nouvelle
« La Main des autres », et je dois dire que j’ai trouvé ces brefs
passages infiniment plus convaincants et émouvants que la nouvelle
entière – magie de la parole romanesque !) et où pourtant rien ne semble
encore fixé, où les bifurcations radicales semblent encore possibles, à
l’image des hésitations du lieu de vie du couple formé par Kevlas et
Greden. Et lorsqu’on tombe sur un entretien tout chaud avec Jean
Guilaine sur les conséquences sociales de la révolution néolithique
(« Pour la science », juillet-septembre 2012) – donnant quasiment raison
à Rousseau sur le plan historique, et pas seulement philosophique – on
croit encore plus à cette communauté presque idéale, encore préservée,
où nul n’est méchant volontairement.
Alors
Marco, pas la moindre réticence, vraiment ? - Si si (aaaahhh). Certains
termes ont ponctuellement rompu le charme de ma lecture.
« Conscience », « logique », « frustration », « matrice »,
« médiateurs »… Bien sûr Nat expliquera que tous ces concepts existaient
déjà à l’époque de nos ancêtres complètement homo sapiens sapiens,
largement pourvus de pensée symbolique et confrontés à des questions
existentielles comparables aux nôtres, et je serai parfaitement
d’accord. Mais quand je parle de ces mots, c’est non de leur dénotation,
mais de leur connotation. « Frustration », par exemple, dit bien plus
que « déception », mais il charrie avec lui les wagons de la
psychanalyse. Ou encore les chiens qui sont « de bons médiateurs » pour
aller d’un monde à l’autre – trop marqué par le vocabulaire
administratif et diplomatique, le « médiateur » surgit dans mon
imagination avec sa cravate et ses paroles consensuelles, faisant écran à
la course des chiens, guides mystiques vers l’au-delà… Plus
généralement, certains passages m’ont paru trop bavards, surtout vers la
fin – c’est à mon humble avis le péché mignon de Nat : ses personnages
dialoguent énormément, ils se racontent avec minutie – c’est évidemment
très bien pour mieux les connaître, mais par moments, j’aimerais des
silences éloquents, des non-dits plus rugueux, une parole plus rare –
d’un autre côté, on était prévenu par une des chroniques solennelles en
italiques : après la rupture du pacte originel entre Homme et Nature,
« les cœurs devinrent bavards ». Autre petite anicroche : dans sa
volonté de comprendre les êtres, de fouiller en eux ce qu’il peut y
avoir de meilleur, l’auteure parfois résout trop vite, trop simplement à
mon goût, les tensions. La scène caractéristique, la plus faible selon
moi, est la réconciliation-éclair entre Eprus et Tamjan : des chasseurs
affamés et angoissés deviennent brutalement amis avec deux étrangers
considérés comme responsables des mauvaises chasses, étrangers qui en
plus se sont enfuis de leur prison et volent le repas ; ça fait
beaucoup, ça fait trop pour réduire cet antagonisme à un simple
malentendu qui peut se résoudre en deux répliques spirituelles. A noter
que ces quelques fausses notes ne sont pas représentatives de l’ensemble
du roman, où l’humanisme se déploie sans niaiserie, et souvent avec
puissance.
Car ce qui revient immédiatement dans ma mémoire en évoquant A l’autre bout du rêve,
ce sont des scènes fortes, des figures vigoureusement incarnées (à part
Ruth et John, qui pour moi restent des personnages de papier –
peut-être que je suis trop bien avec les gens du « Premier pays » pour
accepter les gens du bout du rêve?) qu’elles soient sur le devant de la
scène ou plus fugitives. Dans le désordre, ce qui m’a ébahi : le drame
de Drasus ; l’épopée morcelée d’Aslas, sa rencontre avec Idhra belle et
amochée – couple à la fois mythique et curieusement familier ; Naktokwi
qui se coule dans ses « rêves » et nous entraine insensiblement ailleurs
– notamment l’angoisse de l’inondation, mini-chef d’oeuvre; la
confrontation à plusieurs détentes avec Kennaba, magnifique personnage
romanesque ; la vision de l’histoire de la Vie dans son intégralité,
morceau de bravoure ô combien casse-gueule et admirablement réussi ; le
destin de Kaïkos – et quand les fils narratifs se rejoignent, à
l’évocation de l’enfant borgne, quelle jubilation pour le lecteur! ;
l’apparition de Eik et ses considérations sur la géographie maritime –
je recommande d’ailleurs de ne pas regarder tout de suite les cartes en
fin de roman, pour essayer d’imaginer quelles sont ces « terres du
milieu », ce « pays des lacs » etc. - considérations
passionnantes, où passe un authentique souffle d’aventure, au point que
les préparatifs du grand voyage m’ont plus captivé que le grand voyage
lui-même. Le tout emporté par une trame à la fois simple et ingénieuse,
dévoilant avec naturel et très progressivement les sombres mystères qui
entourent les héros, à commencer par Naktokwi, dont la puissance (par
moments extrême, quand il détecte presque au radar les compagnons
disparus…) est heureusement équilibrée par une énigme que l’on devine
dramatique – « cela restait dans l’ombre comme un chasseur à l’affût ». A
ce titre, relire les 30 premières pages juste après avoir fini le roman
apporte un plaisir supplémentaire : à l’atmosphère toujours mystérieuse
de l’île-aux-morts s’ajoute alors l’évidence d’un agencement romanesque
sans faille. L’ensemble s’appuie sur une linéarité apparente, soutenue
en fait par des retours en arrière et des effets d’échos subtils. Et
chaque fois qu’on risque de tomber dans du démonstratif – parfois la
leçon guette (« Car plus ton peuple est nombreux, plus il s’étend, et
plus il bouleverse le monde ») – c’est compensé par une optique
radicalement différente (par exemple, dans le « rêve » de la grande
crise, quand l’homme anéanti par la sécheresse s’en prend aux
écologistes, on sait qu’il se trompe de cible, mais à ce moment-là, par
la grâce de l’empathie, on est avec lui. Cette belle manière d’être avec
les personnages, quels qu’ils soient, n’est pas si courante). Quant à
l’écriture, que l’on pourrait croire simple, en réalité très variée,
aussi à l’aise dans l’épique que dans la poésie du quotidien, elle
arrive à faire passer même ce qui d’ordinaire me gonfle prodigieusement
dans une fiction : le mysticisme chamanique. Alors j’ai envie de dire,
comme Petite-Sœur quand elle est follement euphorique : « cela est une
bonne sensation ».
Une histoire d'avant l'Histoire : A l'autre bout du rêve, de Nat Renard (Eric Téhard)
Le premier qui, ayant enclos un
terrain, s’avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez
simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société
civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et
d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les
pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables :
Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus, si vous
oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne.
Le bon vieux Jean-Jacques trouverait à
merveille sa place en exergue du roman de Nat Renard, A l'autre bout du
rêve. Un roman qu'on trouve sur le net,
gratuitement, sur le site de l'auteure
(preuve s'il en fallait qu'il s'y fait de la littérature de grande
qualité), et qu'on ne
trouve que là. Un roman où les « premiers qui » sont nombreux, le
premier qui décida d'arrêter le voyage, le premier qu'on décida de
mettre en terre, le premier qui décida qu'on
aiderait un peu la baleine à se donner, et inventa par la même
occasion la casuistique, le premier qui s'avisa d'aider la nature en
ouvrant la terre... Une expression résume l'esprit de ces
petits premiers pas de géants, et contient en germe la dynamique et
le tragique de l'espèce humaine: le premier qui décida de marquer sa
présence sur cette terre.
Pourtant il n'y a pas de jugement.
Les hommes dont l'histoire nous est contée sont simples et profonds, ils
doutent et se posent les mêmes questions essentielles
que nous, ils sont conscients d'avoir déjà (et pourtant si peu par
rapport à nous) trahi le pacte qui les unissait au monde, mais ils
restent tolérants, partagent tout, ouvrent leur bras, savent
si bien se réjouir. Parmi eux se trouve un homme qui rêve, un homme
qui voit à travers les époques combien la trahison va se poursuivre, qui
partage les souffrances de ses descendants, qui est
intime de l'un des nôtres, à qui il doit adresser un message. Un
homme qui entraîne les autres dans le rêve et l'aventure.
On le voit, le fantastique et la
science-fiction s'invitent dans l'évocation documentée de la proche
préhistoire, et l'on se sent d'autant plus concerné, invité à
recevoir le message et à se demander ce qu'on va en faire.
Tout ceci laisse à penser qu'A l'autre
bout du rêve est comme une suite de Pourquoi j'ai mangé mon père, un
frère de La guerre du feu et
de Ravage. Oui et non. Ce roman a son style propre. Nat
Renard conjugue parfaitement l'évocation d'une petite communauté (dont
l'on se sent très proche), et le destin de l'espèce (dont
on se sent comme malgré soi l'acteur-produit), le sentiment du
tragique, la joie de l'instant et l'espoir ; elle offre une réflexion
sur le mythe, sa naissance et son rôle, de même pour la
création artistique,et invite Neil Gaiman à ajouter un chapitre à
son American gods, une nouvelle pièce au puzzle des origines du
peuplement américain.
Pour ce qui est des sources
archéologiques, de la localisation de l'histoire dans le temps et
l'espace, l'auteure s'en explique mieux que je ne pourrais faire sur
son site, auquel une nouvelle fois je vous renvoie.
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