La
culture d'Ertebølle¹
Les
sixième et cinquième millénaires furent en Europe des temps de
grands changements. Les agriculteurs venus de l'est en petits
groupes, s'ils n'avaient pas envahi l'espace par une migration
massive, répandaient néanmoins largement les techniques et le mode
de vie nés plus tôt au Proche-Orient. Peu à peu, à leur contact,
les chasseurs-cueilleurs du mésolithique se sédentarisèrent,
rassemblèrent des troupeaux et adaptèrent la culture des céréales
à leur environnement.
Mais
tandis que la grande majorité des Européens succombaient à la
tentation néolithique, une culture singulière s'épanouissait en
Scandinavie méridionale. Le climat était alors plus chaud et humide
qu'aujourd'hui ; les eaux de la Baltique, plus hautes, s'aventuraient
sur les terres, qu'elles morcelaient en îles ou couvraient d'une
multitude de marécages. Ainsi découpées, pliées et repliées en
nombreuses baies, criques et lagunes, les côtes offraient à l'homme
de vastes possibilités d'habitat. Elles étaient fréquentées par
toutes sortes de mammifères et d'oiseaux marins et abondaient en
poissons et en coquillages. A l'intérieur des terres, les vastes
zones de marais peu profonds foisonnaient elles aussi de poissons et
d'oiseaux, et les forêts denses, désertées par l'ours et
l'aurochs, étaient giboyeuses et généreuses en plantes
comestibles, herbes, fruits et racines variés. Une société
sédentaire de chasseurs-pêcheurs-cueilleurs, organisée en villages
de plusieurs dizaines d'habitants, prospéra dans cet environnement
riche et clément dont elle gérait parfaitement les ressources ―
les anciennes traditions nomades ne persistant qu'à travers des
camps de pêche ou de chasse saisonniers. On connaissait la poterie,
sans doute inventée là plutôt qu'héritée des échanges avec les
agriculteurs du sud, utilisée pour la fabrication de pots à fonds
pointus et de petites lampes ovales dans lesquelles brûlait de la
graisse de baleine.

Car on chassait bien les baleines ! Comme les phoques, les dauphins ou
les orques, elles pouvaient être poussées sur les côtes ou
traquées en eaux peu profondes, depuis les longues pirogues qui
servaient aussi à la pêche à l'hameçon (les poissons étaient
également attrapés dans des pièges et des nasses) et aux échanges
entre villages. Les bateaux de peau, plus propices à la navigation
en eaux profondes, étaient quant à eux probablement connus sur les
côtes de la Mer du nord.
Les
sites ertebølliens sont caractérisés par de vastes amas
coquilliers où, génération après génération, les villageois se
débarrassaient de leurs déchets domestiques (dont les coquillages,
élément prépondérant du régime alimentaire, étaient les plus
volumineux et les moins dégradables). De grands cimetières marquent
aussi le territoire. Les tombes étaient souvent ornées d'ocre rouge
et de bois de cervidés, les corps parés de ceintures et de
colliers. Hommes et femmes étaient enterrés sans distinction,
seuls, parfois en couple, dans un bateau encore ou avec un chien.
Certains
auteurs² présentent la société ertebøllienne comme une série de
communautés dans lesquelles la possession de la terre et des
ressources était collective, où le partage était la norme, où les
inégalités, si elles ont existé, n'étaient ni prononcées ni
héréditaires ; ou, encore, hommes et femmes étaient pareillement
actifs et importants, que ce soit socialement, économiquement ou
politiquement. Cette société idéalement anarcho-communiste, fondée sur la
gestion de l'environnement naturel plutôt que sur sa transformation,
a survécu mille ans aux pressions constantes de l'agriculture, et ce
malgré des échanges substantiels avec les paysans du sud.
¹
Du nom du village danois dans lequel en furent découverts les
premiers vestiges.
²
Notamment Christopher Tilley, « An ethnography of the neolithic :
early prehistoric societies in southern Scandinavia », Cambridge
2003.
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